Mirrorworld n’existe pas encore, mais ce nouveau monde se construit brique par brique. Bientôt, tous les endroits et toutes les choses du monde réel (toutes les rues, tous les lampadaires, tous les immeubles et toutes les pièces) auront leur jumeau numérique grandeur nature au sein de Mirrorworld. Pour l’instant, seules de minuscules taches du monde miroir sont visibles à travers les casques de réalité augmentée. Google Earth offre depuis longtemps un aperçu de ce à quoi ressemblera ce monde miroir. Il est déjà en construction. Au sein des laboratoires de recherche des entreprises technologiques du monde entier, les scientifiques et les ingénieurs se précipitent pour construire des lieux virtuels en superposition des lieux réels. Mirrorworld (terme popularisé pour la première fois par l’informaticien David Gelernter de Yale) ne se contentera pas de reproduire l’aspect visuel, mais aussi son contexte, sa signification et sa fonction. Nous interagirons avec elle, la manipulerons et l’expérimenterons comme nous le faisons dans le monde réel. Dans un premier temps, le monde miroir nous apparaîtra comme une strate d’information à haute résolution recouvrant le monde réel.
La première grande plate-forme technologique, le web, a numérisé l’information, soumettant le savoir à la puissance des algorithmes ; il en est venu à être dominé par Google. La deuxième grande plate-forme était les médias sociaux, fonctionnant principalement sur les téléphones mobiles. Il a numérisé les gens et soumis le comportement humain et les relations à la puissance des algorithmes, et il est régi par Facebook et WeChat. Nous sommes maintenant à l’aube de la troisième plate-forme, qui va numériser le reste du monde. Sur cette plate-forme, toutes les choses et tous les lieux seront compréhensibles par les machines, sujettes à la puissance des algorithmes. Quiconque dominera cette grande troisième plate-forme deviendra l’une des personnes et des entreprises les plus riches et les plus puissantes de l’Histoire, tout comme l’ont été ceux qui dominent aujourd’hui les deux premières plateformes. Comme ses prédécesseurs, cette nouvelle plate-forme permettra à des milliers d’entreprises supplémentaires de prospérer dans son écosystème, et à un million de nouvelles idées et problèmes d’émerger.
Le jeu n’est pas le seul contexte d’utilisation d’où vont émerger des pans entiers de ce monde miroir. Microsoft produit ses appareils HoloLens AR depuis 2016. La vision de Microsoft pour l’HoloLens est simple : c’est le bureau du futur. Au sein de Mirrorworld, tout aura un jumeau auquel il sera « lié ». General Electric, l’une des plus grandes entreprises au monde, fabrique des machines extrêmement complexes qui peuvent tuer des personnes en cas de défaillance. Pour concevoir, construire et exploiter ces vastes engins, GE a emprunté l’astuce de la NASA : elle a commencé par créer un jumeau numérique de chaque machine. En 2016, GE s’est transformée en une « entreprise industrielle numérique », qu’elle définit comme « la fusion des mondes physique et numérique ».
Dans le monde mirroir, les objets seront liés les uns aux autres. Les fenêtres numériques existeront dans le contexte d’un mur numérique. Plutôt que des connexions générées par des puces et de la bande passante, les connexions seront contextuelles, générées par des IA. Le monde miroir incarnera aussi l’Internet des objets tant vanté : tout ce qui est connecté à l’Internet sera connecté au monde miroir. La montée en puissance d’un monde miroir massif reposera en partie sur un changement fondamental en cours : nous passerons d’une vie numérique centrée sur notre téléphone à une technologie vieille de 2 siècles : l’appareil photo. Pour recréer une carte aussi grande que le globe en 3D il faut photographier tous les endroits et toutes les choses sous tous les angles possibles, tout le temps. Autrement dit il faut que notre planète soit pleine d’appareils en permanence allumés. Nous sommes en train de créer ce réseau de caméras distribuées et polyvalentes en réduisant les appareils photos à de minuscules « yeux électriques » pouvant être placés n’importe où, et finalement partout.
Les atomes lourds des caméras continueront d’être remplacés par des logiciels, les réduisant à des points microscopiques qui balayent l’environnement 24 heures par jour. Le monde miroir sera un monde gouverné par les rayons de lumière qui se passeront des caméras aux écrans aux yeux, via un flot incessant de photons. Les nouvelles technologies confèrent de nouvelles superpuissances. Nous sommes devenus super rapides grâce aux avions à réaction, avons augmenté notre pouvoir de guérison avec les antibiotiques, ou accru notre capacité à percevoir des sons sur de longue distance avec la radio. Le monde miroir sera celui de la super vision. Nous disposerons d’une sorte de vision à rayons X capable de voir dans les objets par l’intermédiaire de leurs « fantômes » virtuels, de les décomposer en particules qui les constituent. Tout comme les générations précédentes ont acquis la littératie textuelle à l’école, apprenant à maîtriser l’écrit, la prochaine génération maîtrisera la littératie visuelle. Une personne bien éduquée sera capable de créer une image 3D à l’intérieur d’un paysage 3D presque aussi vite qu’on peut le faire aujourd’hui. Elle saura comment rechercher dans toutes les vidéos jamais réalisées l’idée visuelle qu’elle a en tête, sans avoir besoin de mots. Les complexités de la couleur et les règles de perspective seront communément comprises, comme les règles de grammaire. Ce sera l’ère photonique. Et les robots verront ce monde.
Tout comme le Web et les médias sociaux avant, le monde miroir se développera et grandira, produisant involontairement des bénéfices et des problèmes. Commencez par le modèle d’affaires. Va-t-on essayer de lancer la plate-forme en adoptant le modèle publicitaire de Google ? Probablement. Je suis assez vieux pour me souvenir d’Internet avant qu’il ne devienne aussi un terrain de jeu commercial, et il était tout simplement trop fauché pour se développer. Un monde miroir sans publicité serait infaisable et indésirable. Cependant, si le seul modèle d’affaires est de capter et vendre notre attention, alors Mirrorworld sera un cauchemar ; parce que, dans ce monde, notre attention pourra être suivie et contrôlée de façon beaucoup plus fine, ce qui fera de nous des proies faciles. L’émergence du monde miroir nous affectera tous profondément. Il engendrera probablement de graves effets physiologiques et psychologiques. Nous l’avons déjà appris en vivant dans le cyberespace et dans des réalités virtuelles. De nombreux risques posés par le monde miroir sont faciles à imaginer, car ce sont les mêmes que nous voyons sur les plateformes actuelles. Par exemple, nous aurons besoin de mécanismes dans le monde pour prévenir les contrefaçons, arrêter les suppressions illicites, repérer les insertions malhonnêtes, supprimer le spam et rejeter les parties non sécurisées.
Idéalement, nous pouvons le faire d’une manière ouverte à tous les participants, sans avoir à impliquer un superviseur Big Brother comme une société dominante. La blockchain est candidate pour assurer l’intégrité d’un monde miroir ouvert dès sa naissance. Il y a des gens enthousiastes qui travaillent sur cette possibilité en ce moment. Malheureusement, les scénarios où le monde miroir est largement centralisé, peut-être par un gouvernement, reste aujourd’hui une possibilité. Il faudra peut-être au moins une décennie pour que le monde miroir se développe suffisamment pour être utilisé par des millions de personnes, et plusieurs décennies pour mûrir. Mais nous sommes maintenant assez proches de la naissance de cette grande œuvre pour pouvoir en prédire le caractère dans les moindres détails.