Quelle place pour l’Europe dans la révolution scientifique et technologique en cours ?

Image par Pete Linforth de Pixabay

Il y a quelques semaines, j’ai eu le plaisir d’être invité à m’exprimer sur la « révolution scientifique en cours » et sur la place de l’Europe dans ce contexte. L’échange en (bonne) compagnie avec Sylvie Matelly (qui fut aussi la voix de Gaël Sliman), Agathe Cagé et Jean-Gabriel Ganascia fut riche et les analyses croisées très intéressantes. Mais le temps a manqué pour évoquer plus amplement les leviers dont l’Europe devrait se saisir pour rentrer dans cette course. Je me propose donc de vous livrer les réflexions partagées et de les prolonger sous un angle solution.

Q1. De quoi parle-t-on ?

L’humanité va se transformer plus vite, plus largement et plus profondément dans les 30 prochaines années que dans les 300 dernières. Les fondations de notre société vont être ébranlées par les coups de boutoirs de 4 domaines technologiques majeurs : les NBIC

    1. Nanotechnologies, technologies de manipulation de la matière à l’échelle d’un milliardième de mètre
    2. Biotechnologies, technologies de manipulation de l’ADN
    3. Informatique
    4. Cogno, technologies liées au cerveau et à l’intelligence artificielle (IA) par prolongement

Les percées, dans le domaine des technologies NBIC sont de plus en plus nombreuses et fréquentes, parce que chaque découverte dans 1 des 4 domaines vient servir 1 ou plusieurs domaines “frère”.

Ces vagues successives de découvertes technologiques nous entraînent à chaque fois de gré ou de force vers un rivage que le Forum Economique Mondial appelle la 4e révolution industrielle. C’est la suite logique de la révolution scientifique de Galilée, Descartes ou Newton qui a démarré il y a 500 ans et qui a déjà donné lieu à 3 révolutions industrielles de plus en plus impactantes :

  1. Celle de la mécanisation via l’eau et la vapeur au 18e siècle
  2. Celle des “temps modernes” de Charlie Chaplin et l’ère de la production de masse grâce à  l’électricité, au 19e siècle
  3. Celle de l’automatisation de la production avec l’électronique et les technologies de l’information, au 20e siècle

Cette 4e révolution industrielle est différente. Elle sera beaucoup plus rapide, large et profonde que les autres.

Ce soleil technologiquepeut soit être à l’origine de la génèse d’un futur brillantissime, soit littéralement tout cramer.

Vous pouvez trouver ça exaltant ou effrayant. Je suis, pour ma part, plutôt exalté, avec une réserve majeure.

En moins de 10 ans, le contrôle de ce pouvoir est passé dans les mains de quelques géants technologiques mondiaux américains et chinois que vous connaissez probablement sous le nom des GAFA (Google/Amazon/Facebook/Apple) et de leurs équivalents chinois BATX (Baidu/Alibaba/Tencent/Xiaomi). Ils ont sur créer les conditions pour garder la main mise sur un pouvoir qui échappe à l’Europe aujourd’hui :

  1. Ils ont des moyens financiers colossaux. La valorisation boursière des GAFA représente environ 2 000 milliards de dollars, soit l’équivalent du PIB de la France. Tencent, en Chine, c’est 500 milliards de dollars. Dans l’économie actuelle, la valeur est dans l’algorithme.
  2. Ils veulent noyer le monde sous leurs technologies, nous bombarder de produits NBIC très pratiques, super sympas et sexys ;  et surtout les moins chers (voir gratuits ?) possibles. Sur les 10 dernières années, la diminution du prix des technologies NBIC est vraiment impressionnante. Le coût du séquençage de l’ADN a été divisé par 10 000 en 10 ans. Les drones qui coûtaient des centaines de milliers d’euros, coûtent maintenant quelques centaines d’euros. C’est aussi vrai pour les robots industriels, les interfaces neuronales, l’énergie solaire, les imprimantes 3D, etc…
  3. Ils ont une ambition sans borne. Si certains veulent nous envoyer vivre sur Mars, d’autres investissent des milliards pour développer des technologies qui nous permettraient de lutter contre la mort. Tous les milliardaires intellectuels de la Silicon Valley donnent des milliards à la lutte contre la mort. Parce que ça va leur rapporter très gros (aux Etats-Unis, le marché de la médecine régénérative est d’environ 1,6 milliard de dollars et devrait atteindre 20 milliards de dollars d’ici 2025) et parce qu’ils sont un peu mégalomanes (à leur décharge, depuis plus de 150 ans, l’espérance de vie augmente de 3 mois par an). Alphabet, par exemple, travaille sur des technologies qui combinent, génomique, big data, et la puissance de superordinateurs et d’algorithmes d’IA. L’objectif : augmenter d’ici 2035 l’espérance de vie humaine de 20 ans. Pourquoi c’est important ? Imaginez l’impact énorme sur tous les segments de notre modèle social :
    • retraite
    • sécurité sociale
    • perte mécanique d’emplois en cas de départs à la retraite plus tardifs
    • augmentation du taux de criminalité engendrée par l’augmentation du chômage
    • ressources naturelles
    • densité urbaine
    • durée des copyrights, des peines de prison
    • questions liées à l’héritage, le transfert plus tardif et moins fréquent de propriété, ce qui augmenterait encore davantage les difficultés que connaissent déjà les jeunes générations pour accèder à la propriété
    • influence sur la politique ; puisqu’une population qui vieillit est probablement moins appétente au changement, au progrès, etc…

Heureusement, j’ai une excellente nouvelle : cette 4e révolution industrielle est le soleil, la source d’un futur qui s’annonce brillantissime.

Comparez un échantillon de 100 personnes vivant en 1820 et 100 autres en 2018 pour vous en convaincre. En 1820, 94 personnes vivaient dans l’extrême pauvreté, c’est maintenant 10 (ce qui est toujours trop bien sûr). 83 n’avaient reçu aucune éducation de base, 86 y ont accès aujourd’hui. 88 ne savaient pas lire, 85 savent lire. 0 étaient vaccinées, 86 le sont. Tous ces problèmes majeurs sont en passe d’être résolus, et l’étape d’après consiste à résoudre les problèmes d’énergie, d’eau, de nourriture, les maladies… grâce à la technologie.

Le futur est bien meilleur que l’image que l’on en a, véhiculée par notre culture de pessimistes râleurs. Sinon, comment expliquer que selon une étude récente de BETC sur la perception de l’IA auprès de 30 pays, 90% des chinois estime qu’elle sera bénéfique pour leur pays versus seulement 30% des français.

Il y a donc urgence politique à créer des récits donnant une image positive du futur. C’est le sens de la démarche « Bright Mirror » lancée il y a quelques semaines par Bluenove et The Future Society (organisation à but non lucratif dont l’objectif est d’influer sur la construction d’un futur qui préserve l’humanité en exploitant les avantages des technologies de rupture), dont l’objectif  est d’imaginer collectivement les contours d’un futur positif empreint d’intelligence artificielle. Nicolas Miailhe, co-fondateur et président de The Future Society, rappelle d’ailleurs à l’occasion de la sortie du film Black Panther, la puissance de l’imaginaire positif sur le futur à long terme et les nouvelles générations qui en seront les acteurs principaux.

Pour autant soyons réalistes, résoudre ces problèmes pose la question fondamentale de notre capacité à absorber ces transformations. Cette fois il ne s’agit plus de transformer la vie d’1 milliard de personnes en 100 ans, mais de xx milliards en 30 ans.

Photo by ezhikoff

Alors que nous allons faire face à d’immenses questions collectives, cette 4e révolution industrielle échappe pour l’instant à notre contrôle.

Comment faire converger l’homme et la machine pour minimiser les dangers et maximiser les opportunités ? Comment protéger les humains ? Quel sera notre contrat social ? Jusqu’à quel point l’homme doit-il se transformer ? On sait déjà faire des manipulations génétiques. Quelle ampleur cela va-t-il prendre ? Imaginez qu’une manipulation permette de guérir la maladie d’Alzheimer… et qu’elle donne au passage une super-mémoire au patient. Comment empêcher les gens sains d’en profiter? Les classes aisées ne seront-elles pas les premières à en bénéficier et donc, à devenir supérieures (littéralement) aux autres ? Nous mélangeons déjà des parties organiques et non organiques via les aides auditives, implants, membres bioniques, etc. Quant aux intelligences artificielles (IA)…

Le futur est trop important pour être laissé à des machines intelligentes et à des algorithmes aux mains de géants technologiques américains et chinois.

Q2. L’Europe peut-elle faire face ?

Ma conviction : oui il n’est pas trop tard, à condition de s’en donner les moyens. L’Europe a des ressources clé : la taille et la diversité de son marché unique (500M) et ses talents scientifiques (la France a les meilleurs mathématiciens du monde par exemple). Pour autant, l’Europe doit faire face à des obstacles majeurs : l’agilité/vitesse, la transposition de son marché en un réservoir de données, une puissance de feu financière suffisante pour jouer à armes égales avec les Etats-Unis et la Chine (le capital risk européen ne constitue que le tiers de celui des Etats-Unis).

Obstacle 1. Manque d’agilité

Imaginez que la construction d’une maison soit confiée à 3 équipes : 1 chinoise, 1 américaine et 1 européenne. Pour l’équipe chinoise, le plan est défini au travers d’une directive gouvernementale forte et descendante. Il intègre néanmoins une politique incitative favorisant l’innovation. La construction sera ensuite dirigée d’une poigne de fer par un architecte en chef du parti communiste. Pour l’équipe américaine, l’Etat laisse faire. L’architecte s’appuie sur le marché pour trouver les entreprises les plus performantes et innovantes qu’il fera collaborer entre elles. Pour l’équipe européenne ça se corse. La construction est dirigée par 27 architectes. Ils n’ont pas le même cahier des charges. Ils ont chacun à disposition des ressources et des plans différents. Ils vont passer beaucoup de temps à se mettre d’accord sur : le nombre d’étages, la couleur de la moquette, la hauteur sous plafond, l’emplacement des radiateurs, etc…

Sortons de la caricature pour prendre un peu de hauteur.

D’abord la Chine, qui est une “nation dictature”. L’Empire du Milieu combine une politique gouvernementale très ambitieuse, forte et descendante avec des innovations locales fortes.

Son 13e plan quinquennal (2016-2020) comprend 23 milliards de dollars de formation alloués à la préparation de la bascule des bassins d’emplois historiques vers les nouveaux secteurs porteurs dans les 5 ans à venir (nouvelles énergies, nouveaux matériaux, médecine biologique…). La Chine s’est donné jusqu’à 2049 pour devenir la première puissance technologique mondiale et donc industrielle, économique et militaire. Enfin, les politiques incitatives ont permis aux BATX de revenir dans la course contre les GAFA et de faire émerger des startups comme Didi Chuxing (équivalent chinois d’Uber) ou iCarbonX (construit un “écosystème” numérique utilisant l’IA pour proposer 1 service prédictif de diagnostic de santé personnalisé en collectant les données biologiques et psychologiques des utilisateurs).

Ensuite les Etats-Unis : une nation libérale. C’est le marché qui dicte et l’Etat accompagne au travers d’un cadre dont l’état d’esprit n’est pas de limiter mais de favoriser.

Depuis la guerre froide, le pays de l’oncle Sam a multiplié des politiques publiques ambitieuses en matière de financement de technologies de ruptures à vocation militaire (qui, entre autres, aboutiront à l’invention d’Internet). Ces politiques ont permis de constituer un réservoir de talents, de constituer du capital disponible et d’initier la création de réseaux d’entreprise partenaires autour de ces technologies de rupture. N’oublions pas que les Etats-Unis constituent le premier pays à avoir introduit le principe de neutralité du net, ce qui a permis à un grand nombre de start-ups d’accéder à l’infrastructure numérique. Dans les années 1990, le gouvernement avait mis en place une taxe fédérale sur l’e-commerce pour empêcher les Etats américains de taxer individuellement les bénéfices sur le commerce en ligne.

Enfin, l’Europe, qui est devenue pour paraphraser Jean-Michel Billaut “une collection de démocraties représentatives, un assemblage de bric et de broc sans stratégie/vision globale et unanime. Concernant le sujet qui nous intéresse, prenons l’exemple éclairant de la perception de l’IA. 70% des FR considèrent que l’IA aura un impact négatif. Selon une étude récente de la Commission européenne, 80% des suédois ont une vision positive des robots et de l’IA. Les 2 perceptions sont orthogonales.

Les citoyens suédois considèrent que leur gouvernement et les entreprises pour lesquelles ils travaillent vont prendre soin d’eux. Ils voient donc l’automatisation plutôt comme un moyen d’améliorer l’efficacité des entreprises. Comme les employés suédois tirent les bénéfices de profits accrus via des salaires plus élevés, ce qui est positif pour les entreprises l’est aussi pour les travailleurs.

2. Obstacle 2 : réservoir de données

Il y a seulement 10 ans, les entreprises les plus puissantes du monde étaient des compagnies pétrolières et des banques. Maintenant ce sont celles qui détiennent nos données.

Pourquoi valent-elles de l’or ? Ces entreprises recueillent les données en nous observant le plus possible, via nos recherches Facebook, Google, la durée pendant laquelle ma souris se déplace dans une partie de l’écran… En associant ces données à celles de millions d’autres, ces plateformes découvrent des “modèles” (patterns) qui leur permettent de définir qui vous êtes et ce que vous êtes susceptibles d’acheter. Ce qui est très rentable. Comme le rappelait Andrew Ng, fondateur du projet GoogleBrain et maintenant directeur du département IA de Baidu, le géant chinois de la recherche en ligne, lors d’une conférence à Stanford en janvier 2017 : “au sein des géants technologiques, nous lançons souvent des produits pas pour les revenus mais pour les données… et nous monétisons ces données au travers d’un autre produit.”

Pour valoriser au maximum ces données, ces entreprises se sont maintenant lancées dans une course à l’IA ce qui va nous poser un très grand problème. L’IA est une opportunité commerciale sans précédent de maximiser les revenus publicitaires d’un Google, un cheval de Troie pour attaquer tous les secteurs d’activité.

Pour en mesurer la réalité, il convient d’abord de s’interroger sur ce que le grand public appelle l’intelligence artificielle (IA) aujourd’hui. Globalement il s’agit d’une technologie qui traite une énorme quantité d’information liée à un domaine spécifique (par exemple, les antécédents de remboursement de prêt) et l’utilise pour prendre une décision dans un cas particulier (qu’il s’agisse d’accorder à un particulier un prêt) au service d’un objectif spécifique (maximiser les profits du prêteur).

Or, ce type d’applications de l’IA se dissémine parmi des milliers de domaines (pas seulement les prêts) et va engendrer des bénéfices faramineux pour les entreprises qui développent l’IA, ainsi que pour les entreprises qui l’adoptent. Et malheureusement la réglementation européenne ne va pas toujours dans le sens de capter cette richesse. Prenez les banques.

En 2018, les banques concéderont l’emprise sur leurs clients aux plateformistes américains et chinois (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Baidu, Alipay, Tencent). Grâce à la deuxième directive sur les services de paiement (DSP2) de la Commission européenne, promulguée en janvier 2018, les organismes non bancaires sont sur le point de bénéficier d’une aide supplémentaire de la part des autorités européennes et britanniques. Les 9 plus grandes banques du Royaume-Uni ont commencé l’année en mettant en place des API pour que n’importe quel tiers puisse avoir accès aux données bancaires de leurs clients (avec leur consentement, bien sûr) et initier des paiements en votre nom.

Autrement dit, votre banque n’est plus en mesure d’empêcher Amazon de vous demander accès à votre compte bancaire en échange d’un mois supplémentaire au service Prime. Et Amazon ne sera pas le seul acteur à en profiter. Facebook demandera (et obtiendra) un accès direct à votre compte bancaire et à l’infrastructure de paiements. La prochaine fois que vous devrez envoyer 10€ à votre ami, vous lui enverrez un message instantané au lieu d’ouvrir votre application bancaire ennuyeuse, de tripoter vos coordonnées bancaires, de vous authentifier à nouveau et enfin de virer l’argent. Vous taperez simplement “+ € 10” dans votre session WhatsApp.

Par prolongement, la majeure partie de la richesse issue de l’IA risque d’être captée par les Etats-Unis et la Chine.

Dans l’économie de l’IA, la force engendre la force. Plus vous disposez de données, meilleur est votre produit ; meilleur est votre produit, plus vous pouvez collecter de données ; plus vous pouvez collecter de données, plus vous attirez les talents ; plus vous attirez de talents, meilleur est votre produit.

C’est économiquement un cercle vertueux.

Or, les États-Unis et la Chine ont déjà aspiré les talents, la part de marché et le volume de données pour entrer dans ce cercle.

Pas l’Europe.

La chine, par exemple, dispose d’un réservoir abondant de données (démographiques, transactionnelles, comportementales) qui sert de laboratoire de test géant pour former des algorithmes d’apprentissage d’IA (700M d’utilisateurs Internet). Selon un rapport inédit du Pentagone cité par Reuters suite à quelques fuites, le gouvernement américain considère maintenant les investissements chinois dans les start-up américaines spécialistes de l’IA comme une menace potentielle pour la sécurité nationale.

Q3. Quels leviers pour l’Europe ?

Les positions présentées ont donné lieu à une séance de questions/réponses sous 2 dimensions majeures :

  1. Comment composer avec le manque d’agilité européen ?
  2. Que faire face à la “data” suprématie des GAFA et BATX à l’origine de leur pouvoir monopolistique technologique ?

1. Manque d’agilité : quelle solution ? Le cas Amazon

Cette question m’a fait repenser à l’article de Steven Levy qui raconte le chemin parcouru en quelques années par Amazon pour devenir un leader mondial de l’IA.

Srikanth Thirumalai quitte IBM en 2005 pour prendre la direction de l’équipe Amazon responsable du système de recommandations. Quelques années plus tard, boosté par les dernières avancées dans la technique de l’apprentissage en profondeur, le domaine de l’apprentissage machine devient beaucoup plus performant. Les gains en matière de vision par ordinateur, de traitement de la parole et du langage naturel sont spectaculaires.

Or, au début de la décennie Amazon a accumulé du retard dans le domaine de l’IA sur ses concurrents qui investissent massivement. Autrement dit, Amazon est à la traîne. Quand Thirumalai va voir Jeff Bezos, il a donc à coeur de relancer Amazon dans la course. Il ne propose pas de refondre la totalité du système existant, issu de 20 ans de travail ininterrompu mais part d’un constat : les experts en IA Amazon sont isolés au sein d’équipes disséminées. Thirumalai propose donc à Bezos de rassembler ces talents séparés au sein d’un groupe dédié à la technologie.

Dès lors les silos d’expertise en IA sautent et mettent en branle une émulation inter-projets. A mesure que les ambitions d’Amazon grandissent avec ses projets d’IA, la complexité des défis à relever attire les meilleurs talents du marché. Amazon intègre l’IA au cœur du volant d’inertie sous jacent à l’ensemble de ses offres. Les innovations réalisées en matière d’apprentissage machine dans une partie de l’entreprise alimentent finalement les travaux des autres équipes, qui peuvent à leur tour construire des produits ou proposer des services pour impacter d’autres groupes, voire l’entreprise dans son ensemble.

Au final, il a fallu 6 pages et quelques années pour transformer le padawan en apprentissage en profondeur, Amazon, en un maître Jedi. Les résultats de cette transformation sont visibles dans toute l’entreprise, y compris au sein du système de recommandations qui fonctionne désormais sur une infrastructure d’apprentissage entièrement nouvelle.

Quelle leçon tirer du cas Amazon pour l’appliquer à notre cher Vieux Continent ?

  1. Benchmarker sans cesse les avancées technologiques de rupture, pour les identifier, les comprendre et faire s’éveiller les consciences au travers d’actions de conduite du changement auprès du grand public
  2. Investir massivement dans les technologies NBIC d’après demain (pas celles dont nous avons déjà loupé le coche) via le financement agile, objectivé, et piloté en circuit court, d’équipes expertes dédiées à des projets en miroir de chaque enjeu technologique européen long terme.

Autrement dit n’attendons pas que les 27 architectes se mettent d’accord. Identifions les 3 meilleurs spécialistes en orientation de la maison, les 3 meilleurs spécialistes en isolation, les 3 meilleurs spécialistes en feng shui, etc… C’est peu ou prou la démarche mise en place par la DARPA, agence du département de la Défense des États-Unis chargée de la recherche et développement des nouvelles technologies destinées à un usage militaire, depuis sa création en 1958. A son actif le GPS, l’Arpanet ancêtre d’Internet, etc…

Bonne nouvelle, l’équivalent européen, la J.E.D.I (Joint European Disruptive Initiative), est justement en cours de création depuis peu sous l’impulsion du couple franco-allemand.

2. Haro sur la “dataprématie” des GAFA/BATX

Je ne reviendrai pas sur le fait que la bataille de l’IA “faible”, celle que nous utilisons tous les jours et souvent sans le savoir, est déjà perdue par l’Europe comme aiment à le rappeler Laurent Alexandre ou Jean-Michel Billaut. Que faire dès lors ? Se plaindre et attendre telle une autruche se mettant la tête dans le sable, ou relever la tête, agir vite et fort.

Première chose, libérer l’Europe du joug “dataïste” imposé par les plateformistes. Plus facile à dire qu’à faire ? Pas si sûr. Une petite nation européenne avant gardiste a eu le nez creux il y a bientôt 20 ans.

SOS X-road

L’Estonie a conçu, et d’ores et déjà éprouvé, le socle technologique permettant à ses citoyens de bénéficier d’un accès dématérialisé et ultra-sécurisé à 2000 services en ligne. Cette technologie, plateforme d’Etat créée en 2000, c’est la X-road.  Et  justement l’Estonie, forte de son expérience dont le succès n’est pas à démontrer, se propose d’en donner les clés pour que l’Europe devienne une communauté numérique plateformisée comme l’explique très clairement Violaine Champetier De Ribes.

Pourquoi c’est important ? Parce que la X-road permet à toutes les organisations intégrées (presque 1000 à date) de partager sur la blockchain d’Etat des bases de données interopérables grâce aux API disponibles. Or les deux Etats ayant la main mise sur l’économie numérique mondiale, les Etats-Unis et la Chine, s’appuient sur la taille critique de leur marché domestique et leurs champions nationaux pour devenir leader mondial de l’IA. Pour se positionner dans la course, l’Europe n’a pas d’autre choix que de s’appuyer sur son marché domestique en proposant :

  • un compromis innovant qui permettrait de lutter contre notre propension à toujours choisir gratuité et facilité d’utilisation plutôt que vie privée
  • voir de concilier les deux
  • voir de concilier les deux en permettant aux utilisateurs de monétiser leurs données tout en gardant la main mise

La réponse c’est la X-road.

Imaginez pouvoir accéder depuis n’importe où à n’importe quel service en ligne, gratuitement, de façon ultra sécurisée, et que toutes vos données soient accessible de façon transparente et maîtrisée (car soumise à l’approbation citoyen qui redevient propriétaire de ses données) à toute organisation (entreprise, centre de recherche, hôpital, laboratoire, association…). Toute donnée de chaque citoyen européen transiterait via cette colonne vertébrale numérique et créerait l’équivalent d’un référentiel de données, et donc d’un marché numérique européen. Quel intérêt pour moi simple citoyen vs les GAFA ?

Accéder d’un simple clic à tous mes services, via ma « carte d’identité unique », sans avoir besoin de remplir x fois les mêmes informations demandées dans y formulaires. Récupérer la propriété de mes données pour choisir en toute connaissance de cause celles que je souhaite partager, celles que je souhaite monétiser, et surtout comprendre la valeur financière de mes données.

La décentralisation massive des données européennes mettrait sérieusement à mal la “dataprématie” des plateformes étrangères. C’est toute l’ambition du projet French-Road lancé par Emmanuel Pensenti et quelques “éclairés” qui posent une question, qui ne devrait être que rhétorique (et pourtant…), concernant la stratégie de numérisation des services publics français : pourquoi tout ré-imaginer quand l’Estonie est prête à mettre la X-road, technologie créée il y a presque 20 ans et largement éprouvée, à disposition de tous ses partenaires européens ?

Les jeunes pousses européennes pourraient dès lors s’appuyer sur une « architecture européenne » et ainsi proposer des services venant chatouiller les moustaches des GAFA en mettant l’accent sur le marché BtoB de l’IA qui reste le talon d’Achille des géants numériques au pied d’argile, voir en concevant des surcouches construites sur le dos “numérique” des GAFA en misant d’ores et déjà sur les technologies d’après-demain comme le proposaient Agathe Cagé et Jean-Gabriel Ganascia.

Et si, par exemple, une startup européenne vous proposait un système de recommandations qui vous permettaient d’augmenter la valeur de vos données ? C’est le scénario du livre Zero de Marc Elsberg qui pose d’immenses questions éthiques au passage. Jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour maximiser la valeur sonnante et trébuchante de l’utilisation de vos données personnelles par des entreprises ?

Évacuons ce qui relève pour l’instant de la science-fiction et concentrons-nous sur les signaux déjà observables.

Blockchain et ICO, accélérateurs de décentralisation du pouvoir des GAFA/BATX

Blockchain vous avez dit blockchain ? C’est une technologie, réputée inviolable, de stockage et de transmission transparente et décentralisée de données. Elle fonctionne sans contrôle central et permet, en fonction de ses applications, de se passer des intermédiaires certifiants, comme les banques par exemple. Ses applications sont multiples, mais la plus connue est celle permettant la création de cryptomonnaies, tel que le bitcoin, cette monnaie électronique immatérielle, réputée invulnérable aux attaques informatiques (car toute la communauté l’héberge au travers de ses noeuds, la contrôle, la surveille et valide les demandes regroupées de transactions sous formes de blocs), qui n’appartient à aucun État.

Des startups ont par exemple déjà émergé pour proposer de mixer blockchain et génomique, et ainsi monétiser vos données de santé.

Début février, George Church, le “pape du génome” a lancé la startup Nebula. L’équipe de Nebula propose de séquencer les génomes. Ensuite, les groupes de recherche qui pourraient vouloir utiliser les données de n’importe quel individu paieraient ces individus pour y accéder avec des jetons (tokens) Nebula achetés à l’entreprise. Nous nous dirigeons tout droit vers un modèle de monétisation des données de santé. Bien ou pas bien, nous avons déjà emprunté cette route. Et Nebula a déjà des concurrents.

LunaDNA vous permettra de télécharger vos informations génétiques et de recevoir des “LunaCoins” lorsque vous laisserez les chercheurs y accéder. EncrypGen propose quelque chose de similaire, mais avec des métadonnées sur le génome réel. La société d’IA en soins de santé Insilico conçoit un système appelé Longenesis qui permettra aux gens de télécharger et d’échanger toutes sortes de données médicales et de santé, pas seulement les génomes. Et ce système fonctionne avec BitFury, un mineur majeur de bitcoin. Zenome vous permet de charger votre génome en fichier texte, et vous paie en jetons ZNA.

Mais la blockchain n’est pas non plus une solution parfaite. La plupart des nouvelles entreprises proposant de faire converger blockchain et génomique ne sont pas sur le même type de réseau que le bitcoin. Cette crypto-monnaie est décentralisée parce qu’aucune autorité centrale ne valide les transactions dans le registre principal. Toute personne dont les ordinateurs peuvent faire les calculs requis peut se joindre à la mine et ajouter des blocs. Or, les start-ups dont le modèle est basé sur nos données médicales ont tendance à développer des blockchains fermées où une autorité centrale, l’entreprise en général, attribue les jetons et décide qui est impliqué. Enfin, ces différents systèmes ne sont pas interopérables.

Comme très bien expliqué par Pierre Paperon, le produit de la blockchain est un jeton (token). Il peut constituer une portion d’un brevet, d’un certificat d’authenticité, d’un label, d’une option d’achat, d’un service… Ce jeton peut être conçu et personnalisé par chaque entreprise pour intégrer une micro-valeur de l’entreprise et en fixer les règles (qui peut miner, taille d’un bloc, etc…). Pour les startups, ce jeton est le cheval de Troie des levées de fond. Dès lors qu’une startup propose une levée de fond autour de son token, ce dernier devient l’équivalent d’une cryptomonnaie. On parle d’ICO par analogie avec IPO (pour introduction en bourse). L’ICO est le cousin du crowdfunding. Elle dure peu de temps, entre 3 minutes et quelques jours, et elle adresse un potentiel beaucoup beaucoup plus large au travers des 600 millions de dollars de cryptomonnaies qui permettent d’acheter ces jetons.

DeepMind et la victoire écrasante d’AlphaGo sur le champion du monde de jeu de Go 10 ans plus tôt que toutes les estimations des experts, ça vous dit quelque chose ? DeepMind, c’est la jeune pousse londonienne spécialiste de l’IA et rachetée par Google en 2014 pour 400 millions. Comment éviter que toutes les nouvelles pépites européennes prometteuses développant les technologies d’après-demain, comme Another Brain récemment lancée par Bruno Maisonnier (papa des robots  Nao et Pepper), Wandercraft, DNAscript ou SNIPS, ne soient rachetées les unes après les autres dans 5/10 ans pour des centaines de millions par des géants américains ou chinois ?

Et si la prochaine belle startup européenne de l’IA pouvait bénéficier d’accélérateurs au travers de la X-road, et d’une réglementation bienveillante à l’égard des ICO et DAO comme le propose Michel-Lévy Provençal ?

Blockchain et IA, les fiançailles

La X-road est une première condition nécessaire mais pas suffisante. D’autant que l’IA, par nature, est aujourd’hui une technologie d’exploitation centralisée des données. Comment concilier décentralisation des données utilisateurs et apprentissage centralisée d’algorithmes d’apprentissage ? Comment lutter contre la puissance financière des GAFA/BATX ?

Un début de réponse : SingularityNET.

Ben Goertzel, au travers de son projet, a levé l’équivalent de 36 millions de dollars en tokens en 1 minute ! L’ambition de SingularityNET est de combiner intelligence artificielle et blockchain pour créer un marché ouvert et décentralisé des algorithmes d’IA. De cette façon, n’importe qui pourrait monétiser ses algorithmes. Tout entreprise, organisation, développeur serait en mesure d’acheter et de vendre des algorithmes, ce qui en réduirait par prolongement les coûts et augmenterait les capacités des IA.

Concrètement n’importe qui aura le droit de déposer en ligne le code de son IA « APIsée » SingularityNET, puis de notifier les membres du réseau du dépôt. Chaque algorithme est ensuite noté et classé, un peu à la façon des recommandations dans Amazon ou Booking. Pour y accéder contre paiement, imaginez un système peer to peer (type BitTorrent) mais hébergé sur une blockchain fiable, non piratable qui valide les transactions.

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