Technologie sans conscience n’est que ruine de l’Homme.
Pourquoi cet article est intéressant ? L. Bardon . –En novembre 2017 le président russe Vladimir Poutine approuvait un plan visant à créer un Internet indépendant d’ici le 1er août 2018 à destination des pays du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Pendant des années, la Russie, la Chine et d’autres pays se sont plaints de la façon dont Internet était gouverné. En tant que membres du GAC, s’ils votent sur des propositions, ils ne peuvent pas opposer leur veto aux décisions prises par l’Internet Engineering Task Force, un groupe international indépendant de concepteurs de réseaux, d’opérateurs et de chercheurs qui supervisent l’architecture d’Internet et son fonctionnement. Il y a aussi la question de l’influence de la Russie et de la Chine sur les pays en développement vis-à-vis de leur mise en ligne. Ces pays devront décider s’ils optent pour un Internet modelé d’après les systèmes américain et européen, qui valorisent un modèle d’information ascendant et gratuit, ou s’ils dupliqueront les systèmes chinois et russe, qui adoptent une approche plus restrictive et descendante.
En 2000, Bill Clinton était optimiste. L’Internet, a-t-il déclaré à l’époque, est en train de décloisonner le monde. Internet aller pousser inévitablement la Chine sur le chemin de la démocratie. Comment un pays peut-il contrôler quelque chose d’aussi fluide et espérer encore être aussi dynamique sur le plan technologique ? La Chine allait forcément devoir céder. Et pourtant… Aujourd’hui, la Chine possède les seules entreprises technologiques au monde capables d’égaler l’ambition et la portée de ses cousines américaines. Ces dernières oeuvrent sur un espace cybernétique cloisonné entre Facebook et Google, surveillé par des dizaines de milliers de censeurs, et soumis à des contrôles stricts sur la façon dont les données sont collectées, stockées et partagées.
Comme une forêt en mauvaise santé, la “toile” (Internet) n’est plus saine. Elle a été blessée et appauvrie par la recherche du profit maximum. Surfer la vague Internet aujourd’hui n’est pas une promenade vivifiante dans une forêt verdoyante. Il s’agit plutôt une promenade pendant l’heure de pointe et le long d’un terre-plein central envahi d’arbres malades. Pour réparer ces dommages, nous pourrions trouver l’inspiration auprès de forêts et de systèmes durables, interdépendants et porteurs de vie. Les écosystèmes sont comme les sociétés humaines : ils sont construits sur des relations. Le projet de décentralisation du web est vaste et ne fait que commencer. Il s’agit de trouver un moyen de déraciner nos réseaux de communication et de distribuer les responsabilités de l’infrastructure à travers un réseau collectif. Pour construire des réseaux décentralisés résilients, créons des “nœuds mères”. Nous avons déjà construit des institutions de ce type auparavant : pensez aux bibliothèques publiques par exemple.
Le présent est la bêta version du futur.
Synthèse
La déconnexion de la Russie des services en ligne occidentaux a été aussi rapide et totale que sa déconnexion des routes commerciales mondiales du monde réel. La Russie est donc en train de rejoindre des pays comme l’Iran en tant qu’État paria numérique. Mais il ne s’agit là que de services qui utilisent l’internet, et non des technologies ou des accords qui assurent son fonctionnement.
Mais des scissions plus profondes se profilent – provoquées par des actions des deux côtés. Tandis que la Russie a déclaré que Meta (propriétaire de Facebook, Instagram et WhatsApp) était une « organisation extrémiste », elle se retire aussi des organes de gouvernance internationaux tels que le Conseil de l’Europe ; et a été suspendue de l’Union européenne de radio-télévision. S’il se passait la même chose avec les organes de gouvernance de l’internet, cela pourrait avoir un impact fort et pérenne.
Ces mesures ont fait naître la crainte d’un « splinternet » (ou internet balkanisé), c’est-à-dire qu’au lieu qu’ Internet soit mondial et unique comme aujourd’hui, nous aurions un certain nombre de réseaux nationaux ou régionaux qui ne se parlent pas et qui utilisent peut-être même des technologies incompatibles.
Cela signifierait la fin d’Internet en tant que technologie de communication mondiale unique, peut-être définitivement. La Chine et l’Iran utilisent toujours la même technologie internet que les États-Unis et l’Europe, même s’ils n’ont accès qu’à certains de ses services. Si ces pays mettent en place des organes de gouvernance rivaux et un réseau rival, seul l’accord mutuel de toutes les grandes nations du monde pourrait le reconstruire. L’ère du monde connecté serait alors révolue.
Le mois dernier, le gouvernement ukrainien a demandé à l’ICANN, qui supervise le système des noms de domaine sur Internet, de suspendre l’accès de la Russie à ce système, ce qui aurait pour effet de supprimer les sites « .ru » d’Internet. L’ICANN, qui était autrefois une émanation du ministère américain du commerce mais qui fonctionne aujourd’hui comme une organisation non gouvernementale, a rejeté catégoriquement cette proposition. L’ICANN n’a aucun pouvoir légal ou statutaire sur le système des noms de domaine. Ses décisions sont acceptées volontairement par tous les opérateurs Internet. Ses décisions sont acceptées volontairement par tous les opérateurs de l’internet, ce qui rend son processus décisionnel extrêmement lent (tout doit être approuvé par consensus), mais contribue à la cohésion de l’internet. Les autres organes directeurs de l’internet fonctionnent à peu près de la même manière : ce sont des organismes internationaux indépendants qui travaillent par accord et non par la force.
D’autres mesures pourraient avoir un effet significatif en entravant le flux mondial d’informations ou le bon fonctionnement d’Internet dans un État paria. En effet, certains services internet sont quasiment de l’ordre de l’infrastructure. Amazon Web Services, par exemple, gère une si grande partie des briques constitutives d’Internet que le fait de l’interdire sur un territoire pose de gros problèmes. De même, couper l’accès aux dépôts github paralyserait un grand nombre de services, du moins temporairement.
Mais c’est la Chine qui a peut-être la relation la plus complexe avec Internet. Si les entreprises technologiques d’origine chinoise prospèrent souvent en Occident – il suffit de penser à TikTok -, la quasi-totalité des services en ligne utilisés par les Chinois sont des entreprises chinoises. Le pays applique également une forme de censure en ligne très restrictive, connue sous le nom de « Grande Muraille de Chine ». En parallèle, la Chine occupe des postes importants au sein des divers organes directeurs d’Internet – comme il sied à un pays qui compte plus d’un milliard d’internautes – et tente pour l’instant d’infléchir lentement les normes, les règles et les protocoles à sa convenance.
Une scission d’Internet reste très possible, sous l’impulsion de la politique plutôt que de la technologie, mais pour l’instant, tout le monde semble vouloir s’accrocher et essayer de faire pencher le fragile statu quo en sa faveur, notamment parce qu’il semble que si l’on laissait Internet se fracturer, il pourrait s’avérer impossible de le réparer.