L. Bardon . – L’IA est une opportunité commerciale sans précédent de maximiser les revenus publicitaires d’un Google, un cheval de Troie pour attaquer tous les secteurs d’activité. Pour en mesurer la réalité, il convient d’abord de s’interroger sur ce que le grand public appelle l’intelligence artificielle (IA) aujourd’hui. Globalement il s’agit d’une technologie qui traite une énorme quantité d’information liée à un domaine spécifique (par exemple, les antécédents de remboursement de prêt) et l’utilise pour prendre une décision dans un cas particulier (qu’il s’agisse d’accorder à un particulier un prêt) au service d’un objectif spécifique (maximiser les profits du prêteur). Or, ce type d’applications de l’IA se dissémine parmi des milliers de domaines (pas seulement les prêts) et va engendrer des bénéfices faramineux pour les entreprises qui développent l’IA, ainsi que pour les entreprises qui l’adoptent. Et malheureusement la réglementation européenne ne va pas toujours dans le sens de capter cette richesse.
En matière de souveraineté de l’IA, le récit habituel est le suivant : sans les contraintes que les démocraties libérales imposent en matière de collecte de données et avec la capacité de diriger de manière centralisée une plus grande allocation de ressources, les Chinois devanceront l’Occident. L’intelligence artificielle a besoin de plus en plus de données, mais l’Occident insiste sur le respect de la vie privée. C’est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre, dit-on, car la première puissance mondiale qui parviendra à obtenir une intelligence surhumaine par le biais de l’IA risque de dominer les autres.
Si vous acceptez ce récit, la logique de l’avantage chinois est puissante. Et si elle était fausse ? Peut-être que la vulnérabilité de l’Occident ne vient pas de nos idées sur la vie privée, mais de l’idée même de l’IA. Après tout, le terme « intelligence artificielle » ne délimite pas les avancées technologiques spécifiques. Un terme comme « nanotechnologie » classifie les technologies en se référant à une mesure objective de l’échelle, alors que l’IA ne se réfère qu’à une mesure subjective des tâches que nous classons comme intelligentes.
Une alternative claire à la conception de « IA » consiste à se concentrer sur les personnes impliquées dans ce système. Si un programme est capable de distinguer les chats des chiens, ne parlez pas de la façon dont une machine apprend à voir. Parlez plutôt de la façon dont des humains ont fourni des exemples afin de définir les qualités visuelles qui distinguent les « chats » des « chiens » de manière rigoureuse pour la première fois. Il y a toujours une deuxième façon de concevoir toute situation dans laquelle l’IA est supposée être utilisée. C’est important, car la façon de penser de l’IA peut détourner l’attention de la responsabilité des humains.
Vous pouvez rejeter la perception actuelle relative à l’IA pour diverses raisons. La première est que vous pouvez considére les gens comme ayant une place particulière dans le monde et comme étant la source ultime de valeur dont dépendent en fin de compte les IA. La seconde est qu’aucune intelligence, humaine ou machine, n’est jamais vraiment autonome : tout ce que nous accomplissons dépend du contexte social établi par d’autres êtres humains qui donnent un sens à ce que nous souhaitons accomplir.
Soutenir la philosophie de l’IA a pesé sur l’économie. Moins de 10 % de la main-d’œuvre américaine est officiellement employée dans le secteur technologique, contre 30 à 40 % dans les principaux secteurs industriels de l’époque dans les années 1960. En fait, comme l’ont montré de récents rapports, le plus grand avantage de la Chine en matière d’IA est moins la surveillance de masse qu’une vaste main-d’œuvre de l’ombre qui labellise activement les données introduites dans les algorithmes. Ces travailleurs deviendraient plus productifs s’ils pouvaient apprendre à comprendre et à améliorer les systèmes d’information qu’ils alimentent, et s’ils étaient reconnus pour ce travail, plutôt que d’être effacés pour maintenir le mirage « ignorez l’homme derrière le rideau » sur lequel repose l’IA. La compréhension par les travailleurs des processus de production permettant de contribuer plus profondément à la productivité a été au cœur du miracle du système de production japonais Kaizen Toyota dans les années 1970 et 1980.
L’IA sans données humaines n’est possible que pour une catégorie étroite de problèmes, du type de ceux qui peuvent être définis avec précision, et non pas statistiquement, ou basés sur des mesures continues de la réalité. Les jeux de société comme les échecs et certains problèmes scientifiques et mathématiques en sont les exemples habituels, bien que même dans ces cas, les équipes humaines qui utilisent les ressources dites d’IA sont généralement plus performantes que l’IA seule. Les exemples d’autoformation restent rares et ne sont pas représentatifs des problèmes du monde réel. L' »IA » est mieux comprise comme une idéologie politique et sociale plutôt que comme un panier d’algorithmes. Il n’est donc pas surprenant que le parti communiste chinois considère que l’IA est une formulation technologique bienvenue de sa propre idéologie.
Les visions pluralistes de sociétés de marché démocratiques et libérales seront perdantes face aux visions axées sur l’IA, à moins que nous ne réimaginions le rôle de la technologie dans les affaires humaines. Non seulement cette réimagination est possible, mais elle est de plus en plus démontrée à grande échelle dans l’un des endroits les plus soumis à la pression de l’idéologie du Parti Communiste Chinois, juste de l’autre côté du détroit de Taiwan. Sous la direction d’Audrey Tang et de ses mouvements Sunflower et g0v, près de la moitié de la population de Taïwan a rejoint une plateforme nationale participative de gouvernance et de partage des données qui permet aux citoyens d’organiser eux-mêmes l’utilisation des données, de demander des services en échange de ces données, de délibérer de manière réfléchie sur les choix collectifs et de voter de manière innovante sur les questions civiques. Alors que les gouvernements autoritaires tentent de faire face à la concurrence des technologies pluralistes au XXIe siècle, ils seront inévitablement confrontés à des pressions pour donner à leurs propres citoyens les moyens de participer à la création de systèmes techniques, ce qui érodera la mainmise sur le pouvoir.
La suite ici (Jaron Lanier&Glen Weyl)