En matière d’intelligence artificielle (IA) les deux superpuissances actuelles sont l’Amérique et la Chine. Les géants technologiques américains et chinois ont recueilli le plus grand volume de données, attiré les meilleurs talents et disposent des plus gros nuages informatiques (les principaux ingrédients nécessaires au développement des services d’IA, de la reconnaissance faciale au véhicule autonome). Leur domination inquiète profondément l’Union Européenne. L’UE s’affaire pour concocter des plans et combler l’écart qui s’est creusé. Mais l’Europe peut-elle accélérer le développement de systèmes d’IA sans gaspiller d’argent ou tomber dans le protectionnisme ? L’UE a un bilan lamentable en matière de politique industrielle de haute technologie. Prenez, Quaero, une tentative ratée de construire une alternative européenne à Google, ou le Human Brain Project, qui a dépensé plus d’un milliard d’euros avec peu de résultats. Des experts mettent en garde contre la montée du « nationalisme de l’IA », où les pays tentent de plus en plus de garder la main sur leurs données et leurs algorithmes.
Deux objectifs devraient guider la politique de l’UE. Au lieu de concentrer ses financements sur des projets individuels de premier plan, l’Europe devrait créer l’environnement nécessaire à l’essor de son industrie de l’IA. Et au lieu d’exclure les fournisseurs étrangers, elle devrait utiliser son influence pour influencer leur comportement de façon positive.
Créer l’environnement adéquat, c’est avant tout s’efforcer de surmonter la fragmentation qui mine l’Europe. Des marchés intérieurs vastes et homogènes donnent à l’Amérique et à la Chine l’énorme avantage de l’échelle. Selon une estimation, la Chine détiendra 30 % des données mondiales d’ici 2030 ; l’Amérique en aura probablement autant. L’Europe dispose également de données, mais doit mettre ses ressources en commun. À son crédit, la Commission européenne plaide en faveur d’un marché commun des données. Néanmoins, pendant ce temps, l’Allemagne a dépriorisé ses projets de coopération avec la France dans le domaine de la recherche sur l’IA, par exemple. La bureaucratie européenne qui encadre la recherche consomme des fonds au détriment des startups et outsiders. Quoi faire ?
La France et l’Allemagne se sont unis pour lancer JEDI (Joint European Disruptive Initiative), une tentative d’imiter la DARPA en allouant des fonds dans le cadre de concours ouverts et en n’hésitant pas à éliminer les programmes qui ne semblent pas prometteurs. Des programmes de ce type pourraient renverser la vapeur en attirant les chercheurs en IA et empêcher qu’ils ne s’expatrient massivement en Amérique ou en Chine comme actuellement.
Les décideurs politiques européens peuvent également faire un meilleur usage du seul domaine dans lequel ils établissent des normes de classe mondiale. Le marché européen de 500 millions de consommateurs relativement riches est encore suffisamment attractif pour que les entreprises se conforment généralement aux règles édictées par l’UE. Les principes du GDPR sont désormais utilisés comme référence pour les bonnes pratiques en matière de données sur les marchés bien au-delà de l’Europe. En imposant des règles communes, ces normes peuvent contribuer à l’essor de l’industrie européenne de l’IA. Mais ils pourraient aussi avoir un effet plus subtil : réduire l’emprise des systèmes d’IA conçus à l’extérieur de l’UE.
L’Amérique et la Chine représentent toutes deux des modèles imparfaits de collecte de données et de gouvernance. La Chine considère l’IA comme un outil puissant pour surveiller, gérer et contrôler ses citoyens. Les titans de la technologie américaine recueillent les données des utilisateurs en ne tenant pas suffisamment compte de leur vie privée. Le GDPR n’est qu’un début. Des normes rigoureuses sont nécessaires pour garantir que les services d’IA soient transparents et équitables, et non pas discriminatoires à l’égard de groupes particuliers. L’Europe a une chance de façonner le développement de l’IA de manière à ce que cette technologie vitale prenne en compte davantage que la simple maximisation des revenus publicitaires et la minimisation de la dissidence. Même si elle propose des politiques qui aident son industrie de l’IA à prospérer, l’Europe pourrait ne jamais égaler l’Amérique et la Chine. Mais elle peut néanmoins contribuer à mettre l’IA sur une voie qui profite à ses propres citoyens et à ceux du reste du monde.