Technologie sans conscience n’est que ruine de l’Homme.
Pourquoi cet article est intéressant ? L. Bardon . – La réalité virtuelle reste une technologie encore un peu brute, limitée par les difficultés à simuler une expérience sensorielle quasi identique à la réalité. L’odeur et le goût, par exemple, deux composantes assez importantes de notre perception de la réalité, ne sont pas encore intégrées aux dispositifs de réalité virtuelle commercialisés actuellement. Bien sûr, ce problème n’est pas inconnu des chercheurs qui travaillent actuellement sur la réalité virtuelle, et au cours des dernières années, dans des laboratoires du monde entier, ces chercheurs ont fait de réels progrès dans le domaine de la simulation sensorielle. Cela pourrait néanmoins prendre des années, voire des décennies, avant que les interfaces neuronales et autres neurotechnologies ne fassent partie de notre vie quotidienne. Nous ne sommes pas prêts de pouvoir acheter pour quelques centaines d’euros des dispositifs performants qui permettraient à des individus de communiquer par la pensée, ou d’utiliser de puissants systèmes informatiques directement liés au cerveau des gens pour faciliter eurs interactions avec le monde.
La réalité virtuelle est déjà utilisée pour toutes sortes de traitements, allant d’une utilisation clinique pour le TSPT (trouble de stress post-traumatique) à la rééducation physique. Les casques se sont révélés être un excellent moyen de recréer une sensation spécifique, ou d’offrir un stimulus particulier, dans les limites étroites des lits d’hôpitaux.
La technologie pourrait également exacerber les inégalités sociales, et offrir aux entreprises, aux pirates, aux gouvernements ou à n’importe qui de nouveaux moyens puissants d’exploiter et de manipuler les gens. Et pour ce faire, il n’est point besoin de développer des interfaces extrêmement complexes. Les réseaux de médias sociaux fonctionnent en utilisant de puissants algorithmes de recommandation de contenu qui sont conçus pour polariser les opinions en plaçant les gens dans des chambres d’écho d’information. Les plateformes aspirent toutes les données comportementales qu’elles peuvent glaner à partir de nos moindres mouvements (littéralement, en termes de localisation de nos téléphones) et les transforment en pattern c’est-à-dire en prédictions. Des algorithmes apprennent à anticiper et même à orienter notre comportement futur. Ces prédictions sont négociées sur de nouveaux marchés à terme destinés à une nouvelle catégorie de clients professionnels.
Synthèse
Il n’est pas nécessaire d’être un cyborg pour savoir qu’il ne faut pas faire entièrement confiance aux perceptions de notre cerveau. Il vous dissimule, par exemple, le fait que toutes vos perceptions sont différées. Transformer des photons en vue, des fluctuations de la pression atmosphérique en son, des molécules d’aérosol en odeurs – cela prend le temps nécessaire à vos organes sensoriels imparfaits pour recevoir les signaux, les transposer dans le langage du cerveau et les transmettre aux réseaux de cellules nerveuses qui calculent les données entrantes. Le processus n’est pas instantané, mais vous n’êtes jamais conscient des zillions de zaps synaptiques qui se produisent, du pétillement électrochimique qui constitue votre esprit. En réalité, il s’agit d’une mise en scène, et vous êtes à la fois le metteur en scène et le public. Vous percevez, ou pensez percevoir, des choses qui ne sont pas « réellement là » tout le temps, qui ne sont nulle part ailleurs que dans votre tête. C’est ce que sont les rêves. C’est ce que font les drogues psychédéliques. C’est ce qui se passe lorsque vous imaginez le visage de votre tante, l’odeur de votre première voiture, le goût d’une fraise.
L’idée de télécharger une expérience synthétique dans un esprit existe depuis au moins 75 ans (Matrix, bien sûr, mais aussi la plupart des œuvres de Philip K. Dick, le cyberespace, le Metaverse, le magnétophone dans le film Brainstorm de 1983, le dispositif d’interférence quantique supraconducteur dans le film (sous-estimé) Strange Days de 1995). Mais dans la vie réelle nous en sommes loin. Les neuroscientifiques peuvent décoder le signal qui sort du cerveau suffisamment bien pour faire bouger un curseur ou un bras robotique, mais ils ne peuvent pas atteindre l’élégance fluide d’une connexion biologique. Le signal entrant est encore plus délicat.
Les neurochirurgiens ont très bons pour implanter des électrodes. Le problème est de savoir où les placer. Un minuscule groupe de cellules peut prendre en charge une partie d’une tâche donnée, mais les groupes interagissent entre eux, et c’est la formation et la reformation de ces réseaux qui contribuent à la cognition. Si vous essayez de tromper un esprit pour qu’il perçoive une entrée construite comme la réalité, vous devez comprendre ce que font indivuellement chaque neurone, ce que font les gros groupes de neurones, et comment ils sont tous liés les uns aux autres. Ce qui s’avère d’une complexité effrayante.
Il y a seize ans, Christof Koch, chercheur en chef à l’Allen Institute for Brain Science, a participé à une étude désormais célèbre montrant que les neurones d’une partie du cerveau appelée lobe temporal médian réagissent à ce qu’un spécialiste des mots identifierait comme des noms – personnes, lieux ou choses. L’un d’eux s’allumait lorsqu’une personne voyait des photos de l’actrice Halle Berry, par exemple. Un autre s’activait pour différentes images de l’actrice Jennifer Aniston (mais pas pour des photos d’elle avec Brad Pitt). « Les neurones sont les atomes de la perception », explique Koch. « Pour une technologie de type Matrix, il faudrait comprendre la caractéristique de déclenchement de chaque neurone individuel, et il y a 50 000 à 100 000 neurones dans un morceau de cerveau de la taille d’un grain de riz. » Sans ce catalogue, vous pourriez être en mesure de faire en sorte que quelqu’un « voit des éclairs de lumière ou des mouvements », dit-il, mais il « ne verra jamais le Père Noël ». Eh bien, les flashs lumineux sont un début. On peut faire beaucoup de choses avec des éclairs de lumière. Dans un laboratoire de l’Institut néerlandais des neurosciences, Pieter Roelfsema et son équipe les utilisent pour apprendre à lire à des singes. Pas de la philosophie, mais juste assez pour pouvoir faire la différence entre les lettres de l’alphabet. S’il est si difficile de déchiffrer le pourquoi du comment du cerveau, c’est en partie parce que l’enregistrement de l’activité neuronale produit des données qui ne sont pas d’une grande utilité si l’on tente d’induire une activité neuronale. Aucun des réseaux d’électrodes dont l’utilisation est actuellement autorisée chez l’homme ne parvient à combler ce fossé.
Chez l’Homme, tout ce travail est beaucoup plus avancé à la périphérie que dans le cerveau. Les implants cochléaires, qui se branchent sur le nerf auditif plutôt que sur le cerveau, offrent une assez bonne expérience aux malentendants, même si elle n’est pas aussi précise que celle d’une paire d’oreilles entièrement fonctionnelle. Quelques scientifiques travaillent sur l’équivalent pour la rétine. Certains membres prothétiques sont connectés à des nerfs qui peuvent transmettre le sens du toucher. L’ajout d’un peu de vibration à un bras prothétique peut même donner l’illusion de la kinesthésie, c’est-à-dire la sensation que le bras se déplace dans l’espace, de sorte que l’utilisateur n’a pas besoin de le regarder pour savoir où il se trouve. Mais rien de tout cela ne constitue un sensorium complet.
Dans « What Is It Like to Be a Bat », un essai de 1974 souvent cité, le philosophe Thomas Nagel affirme que les expériences de toute créature consciente sont individuelles, propres à l’animal et à son cerveau. Je ne pourrais donc jamais comprendre exactement ce que vous vivez, pas plus que je ne pourrais comprendre ce que cela fait d’avoir des ailes et d’utiliser l’écholocation. Même si nous étions de véritables cyborgs avec des prises à l’arrière de la tête, des électrodes et des fibres optiques dans nos cortex, prêts à recevoir des pilules rouges numériques remplies de kanji verts lumineux, mon cerveau interpréterait toutes ces données différemment de votre cerveau…