La vraie menace de l’IA est sociétale et géopolitique

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Certains s’inquiètent des progrès de l’intelligence artificielle (IA) car ils pourraient nous amener au point de « singularité, un point à partir duquel les capacités de l’IA dépasserait l’intelligence humaine, nous conduisant à une révolution de la société humaine inimaginable. Ils se demandent aussi si au lieu d’être contrôlés par une méta-intelligence artificielle, elle ne nous transformera pas en cyborgs. Certes, ces questions sont intéressantes et

Cela ne signifie pas pour autant que nous n’avons rien à craindre. Au contraire, les applications intégrant de l’IA déjà sur le marché s’améliorent plus vite que la plupart des gens ne s’en aperçoivent. Elles promettent de transformer radicalement notre monde. Ce ne sont que des outils, pas une forme d’intelligence concurrente. Mais ils vont quand même boulverser la notion de travail, la façon dont la richesse est générée, ce qui va entraîner des inégalités économiques sans précédent ; et surtout même une modification profonde de l’équilibre global du pouvoir.

Nous devrions prêter attention à ces défis imminents. Qu’est-ce que le grand public appelle l’intelligence artificielle (IA) aujourd’hui ? Globalement il s’agit d’une technologie qui traite une énorme quantité d’information liée à un domaine spécifique (par exemple, les antécédents de remboursement de prêt) et l’utilise pour prendre une décision dans un cas particulier (qu’il s’agisse d’accorder à un particulier un prêt) au service d’un objectif spécifique (maximiser les profits du prêteur).

Ce type d’applications de l’IA se dissémine parmi des milliers de domaines (pas seulement les prêts) et, va transformer voir éliminer peu à peu de nombreux emplois : guichetier, conseiller du service client, télévendeur, négociant en actions et en obligations ; même les professions légales et les radiologues seront progressivement remplacés par un tel logiciel. Au fil du temps, cette technologie prendra le contrôle d’objets les rendant semi-autonomes voir autonomes, comme les voitures et les robots ; ce qui rendra « obsolètes » les emplois d’ouvriers, chauffeurs, livreurs…

Contrairement à la révolution industrielle et à la révolution de l’informatique, la révolution des NBIC (intégrant l’IA) ne va pas supprimer certains emplois (artisans, secrétaires utilisant des machines à écrire et du papier) et les remplacer par d’autres emplois (travailleurs à la chaîne, secrétaires utilisant des ordinateurs). Au lieu de cela, elle pourrait décimer des emplois à grande échelle, principalement les  moins bien rémunérés, mais aussi ceux qui sont mieux rémunérés.

Cette transformation va engendre des bénéfices faramineux pour les entreprises qui développent l’IA, ainsi que pour les entreprises qui l’adoptent. Nous sommes donc confrontés à deux phénomènes presque antagonistes : une énorme richesse concentrée dans peu de mains, face à un nombre énorme de personnes sans emploi. Que faire ?

Une partie de la réponse implique de repenser l’éducation et la formation des personnes pour leur apprendre les tâches sur lesquelles les IA sont moins performantes que l’humain. L’IA est pour l’instant peu adaptée à des emplois impliquant la créativité, la planification et la réflexion « transversale ». Ces compétences sont généralement requises par des emplois très bien rémunérés, et pour lesquels il pourrait s’avérer difficile de former suffisamment vite de nombreuses personnes à la recherche d’un nouvel emploi. Le filon des emplois qui sont aujourd’hui moins bien rémunérés, et impliquant les « compétences humaines » dont ne disposent pas l’IA est plus prometteur : travailleurs sociaux, barmans, concierges… Mais ici aussi, un problème demeure : de combien de barmans une société a-t-elle vraiment besoin ? D’autres emplois bénévoles pourraient être davantage rémunérés et professionnalisés, comme par exemple ceux de prestataires de services médicaux compatissant qui serviraient d’interface humaine avec les programmes d’IA qui diagnostiquent le cancer. Dans tous les cas, nous pourrons choisir de travailler moins d’heures qu’aujourd’hui.

Qui va rémunérer ces emplois ? Quoi d’autre que Inévitablement les monceaux de richesse supplémentaire générés par l’IA devront financer la formation de ceux dont les emplois ont été supprimés. Ce qui ne pourrait être possible que dans le cadre de politiques keynésiennes d’augmentation des dépenses gouvernementales compensées par l’augmentation de la fiscalité sur les entreprises riches. Quant au bien-être social, il pourrait être, dans ce scénario, garanti par un revenu de base universel conditionnel offert à ceux dans le besoin, à condition qu’ils s’engagent en contrepartie à suivre des formations qui les rendraient employables ou à faire des heures de volontariat. Pour financer cela, les taux d’imposition devront être élevés. Ce qui conduit au défi final et peut-être majeur de l’IA. L’approche keynésienne est faisable pour les Etats-Unis et la Chine, car ces 2 pays disposeront de suffisamment d’entreprises d’IA pour financer les mécanismes de sécurisation du bien-être au travers de taxes. Mais qu’en est-il des autres pays ?

Ils vont faire face à 2 problèmes insurmontables.

D’abord, la majeure partie de la richesse issue de l’IA sera captée par les Etats-Unis et la Chine. Pourquoi ? Parce que l’IA est une industrie au sein duquel la force engendre la force : plus vous disposez de données, meilleur est votre produit ; meilleur est votre produit, plus vous pouvez collecter de données ; plus vous pouvez collecter de données, plus vous attirez les talents ; plus vous attirez de talents, meilleur est votre produit. C’est économiquement un cercle vertueux. Or, les États-Unis et la Chine ont déjà aspiré les talents, la part de marché et le volume de données pour entrer dans ce cercle. Pas l’Europe.

Un autre défi de taille attend les autres pays. Leurs populations augmentent, en particulier dans les pays en voie de développement. Bien que l’augmentation de la population puisse constituer un atout économique (comme la Chine et l’Inde au cours des dernières décennies), à l’âge de l’IA il s’agira d’un immense passif économique comprenant en majorité des personnes pas employables et non productives.

Donc, si la plupart des pays ne seront pas en mesure d’imposer des taxes très élevées à des entreprises d’IA pour subventionner l’éducation et la formation des travailleurs, de quelles autres options disposeront-ils ? Aucune à priori. A moins que ces pays ne laissent leur population plonger dans la pauvreté, ils seront forcés de négocier avec les pays champions de l’IA, c’est-à-dire les Etats-Unis et la Chine. Ils deviendront donc économiquement dépendants, inféodés ; forcés de vivre des subventions versées par les géants mondiaux de l’IA sous condition qu’ils les laissent tirer profit de la population. De tels arrangements économiques remodèleraient profondément les alliances géopolitiques actuelles.

D »une façon ou d’une autre, nous devons commencer à réfléchir à un scénario pour minimiser l’écart induit par l’IA entre les riches et les pauvres, que ce soit à l’intérieur ou entre les nations. Pour finir sur une note plus optimiste, l’IA constitue aussi une immense opportunité de repenser les inégalités économiques à l’échelle mondiale. Ces défis
et leurs effets sont bien trop importants pour qu’une nation ne s’isole du reste du monde.

source (Kai-Fu Lee)

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