Technologie sans conscience n’est que ruine de l’Homme.
Pourquoi cet article est intéressant ? L. Bardon . – En théorie, au sein des mondes virtuels, les modes de paiement devraient être “meilleurs” que ceux du “monde réel”. Après tout, la metaconomie repose essentiellement sur des biens qui n’existent que virtuellement, qui sont achetés via des transactions purement numériques (et donc à faible coût marginal) et qui coûtent, pour la plupart, entre 5 et 100 dollars pièce. L’année dernière, environ 54 milliards de dollars ont ainsi été dépensés en biens, skins et vies virtuels. En outre, cette économie ne présente aucun risque financier systémique, ne joue pas un rôle essentiel dans la société et compte des milliers d’acteurs du marché et une douzaine de plateformes concurrentes. Cela devrait favoriser la créativité, l’innovation et la concurrence dans les paiements.
En réalité les “modes de paiement” de l’”économie virtuelle” d’aujourd’hui sont bien pires que ceux du “monde réel”. Ils sont plus coûteux, plus lourds et plus lents à changer. En 1983, le fabricant de jeux d’arcade Namco a contacté Nintendo pour publier des versions de ses titres (comme Pacman) sur sa console NES qui, à l’époque, était fermée et n’était donc pas une plate-forme. Finalement, Namco a accepté de payer à Nintendo un droit de licence de 10 % sur tous ses titres (sur lesquels Nintendo aurait des droits d’approbation), plus 20 % en échange de la fabrication par Nintendo des cartouches de jeux de Namco. Cette commission de 30 % est finalement devenue une norme industrielle, reproduite par des sociétés comme Atari, Sega et PlayStation. Elle perdure depuis.
Quid lorsque les circuits de paiement numériques sont bon marché et flexibles? Lorsque WeChat de Tencent a été lancé en 2011, la Chine était essentiellement une société basée sur le paiement en espèces. Mais en quelques années, le pays a basculé dans l’ère des paiements et des services numériques grâce à sa simplicité, à sa capacité à se connecter directement au compte bancaire de l’utilisateur, à ses frais de transaction minimes (0-0,1 % pour les transferts de pair à pair et moins de 1 % pour les paiements des commerçants), à sa facilité d’utilisation (pas de devises spécifiques aux détaillants), à l’instantanéité des paiements (pas de frais pour la rapidité) et des confirmations, et à l’utilisation de normes communes (paiements basés sur le code QR). Cela a permis à Tencent de développer facilement l’industrie nationale des jeux vidéo, ce qui aurait été beaucoup plus difficile en raison de l’absence de cartes de crédit en Asie. Alibaba est parti d’un point différent, en commençant par créer une place de marché, mais la nécessité de payer les marchandises numériquement a conduit au même résultat. En conséquence, Tencent, Alipay et, plus récemment, Sea Limited sont devenus quelques-uns des plus grands systèmes de paiement numérique et de gestion des devises virtuelles au monde.
Le présent est la bêta version du futur.
Synthèse
La monnaie est l’une des inventions les plus remarquables de l’humanité. Elle permet d’échanger des produits et des services sur de grandes distances géographiques, entre des personnes qui ne se connaissent pas forcément et qui n’ont aucune raison particulière de se faire confiance. Elle peut même être utilisée pour transférer des richesses et des ressources à travers le temps. Sans la monnaie, les échanges et le commerce – en fait toute l’activité économique humaine – seraient fortement limités dans le temps et l’espace.
Le privilège d’émettre de la monnaie est synonyme de pouvoir économique. Il n’est donc pas surprenant que l’histoire regorge d’exemples de concurrence monétaire, tant au sein des pays qu’entre eux. L’émergence des banques centrales a mis fin de manière décisive à cette concurrence. Ces dernières se sont vu accorder le privilège exclusif d’émettre la monnaie légale et ont été chargées de maintenir sa stabilité. Ce changement s’est produit assez tôt en Suède, où la plus ancienne banque centrale du monde, la Riksbank, a été créée au XVIIe siècle. En Chine, la concurrence a pris fin avec la fondation de la Banque populaire de Chine en 1948, peu avant la création officielle de la République populaire de Chine. Depuis que les banques centrales sont intervenues, la concurrence est essentiellement internationale, la valeur relative des monnaies dépendant de la réputation et de la stabilité des banques centrales qui les émettent.
Nous sommes maintenant au seuil d’une nouvelle ère de bouleversements. L’argent liquide est en voie de disparition, et les technologies numériques qui le remplacent pourraient transformer la nature et les capacités mêmes de la monnaie. Aujourd’hui, la monnaie de banque centrale sert à la fois d’unité de compte, de moyen d’échange et de réserve de valeur. Mais les technologies numériques pourraient conduire à la séparation de ces fonctions à mesure que certaines formes de monnaie numérique privée, y compris certaines crypto-monnaies, gagnent du terrain. Cette évolution pourrait affaiblir la domination de la monnaie de banque centrale et déclencher une nouvelle vague de concurrence monétaire, qui pourrait avoir des conséquences durables pour de nombreux pays, en particulier ceux dont l’économie est plus modeste.
Pour beaucoup, l’argent liquide semble désormais presque devenu anachronique depuis que nos smartphones nous permettent d’effectuer des paiements facilement. La manière dont les habitants de pays riches comme les États-Unis et la Suède, ainsi que les habitants de pays plus pauvres comme l’Inde et le Kenya, règlent leurs achats, même les plus basiques, a changé en quelques années. Cette évolution peut apparaître comme un facteur potentiel d’inégalité : si l’argent liquide disparaît, imagine-t-on, cela pourrait priver de leurs droits les personnes âgées, les pauvres et les autres personnes désavantagées sur le plan technologique. Dans la pratique, cependant, le taux d’équipement en téléphones est extrêmement élevé dans de nombreux pays. Et l’argent numérique, s’il est mis en œuvre correctement, pourrait être une grande force d’inclusion financière pour les ménages ayant peu accès aux systèmes bancaires formels.
Par ailleurs, l’argent liquide a encore de beaux jours devant lui. Pendant la pandémie, alors même que les paiements sans contact se répandaient, la demande en argent liquide a bondi au sein des grandes économies, y compris aux États-Unis, sans doute parce que les gens y voyaient une forme d’épargne sûre.
L’introduction du bitcoin début 2009, alors que la crise financière mondiale avait décimé la confiance dans les gouvernements et les banques, ne pouvait pas mieux tomber. Mais même s’il a gagné en popularité, le bitcoin a buté sur certains usages basiques. La volatilité de la valeur du bitcoin, avec de fortes variations de prix d’un jour à l’autre, en a fait un moyen de paiement peu fiable. De plus, il s’avère que la crypto-monnaie ne garantit pas l’anonymat – les identités numériques des utilisateurs peuvent, au prix d’un certain effort, être reliées à leurs identités réelles (d’une certaine manière, c’est une bonne chose, car les transactions en bitcoin qui alimentaient autrefois le dark web, où se pratique un commerce peu recommandable et illicite, ont fortement diminué). Aujourd’hui, le bitcoin et d’autres crypto-monnaies du même type sont pour la plupart devenus des actifs financiers spéculatifs, avec peu de valeur intrinsèque et des valorisations faramineuses qui ne sont soutenues par rien d’autre que la foi des investisseurs.
Une nouvelle génération de crypto-monnaies émerge qui promet de corriger de nombreux défauts du bitcoin. Les stablecoins, des crypto-monnaies dont la valeur stable est garantie par des réserves de dollars américains ou d’autres monnaies fiduciaires réputées, prolifèrent. Ces monnaies sont présentées comme des systèmes de paiement numériques fiables et faciles d’accès qui rendront les paiements nationaux et internationaux moins chers et plus rapides. Cependant, contrairement au bitcoin, qui est entièrement décentralisé, ils exigent que les transactions soient validées par l’institution émettrice, qui peut être une banque, une société ou simplement une entité en ligne. Cela signifie que les utilisateurs doivent faire confiance à cette institution pour ne valider que les transactions légitimes et détenir des réserves suffisantes, et les régulateurs n’exigent actuellement aucune vérification indépendante de ces deux actions.
À quoi ressemblera le monde de la monnaie dans cinq ou dix ans ? Nous pourrions imaginer un monde où de nombreuses personnes détiennent des portefeuilles numériques contenant un mélange d’argent sur des comptes bancaires traditionnels, de stablecoins gérés par des sociétés privées et peut-être une ou plusieurs monnaies numériques de banques centrales, qu’elles déplacent en fonction des conditions mondiales.